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Application des dernières modifications de prise illégale d'intérêts

Le 18 avril 2023

Si le Législateur a assoupli, le Juge garde la nuque raide

Cour de cassation, Chambre criminelle, 5 avril 2023[1]

 

 

Le délit de prise illégale d’intérêts prévu par l’article 432-12 du code pénal a fait l’objet, ces dernières années, de deux assouplissements successifs.

 

 

 

Tout d’abord, la loi Confiance en l’institution judiciaire du 22 décembre 2021[2] a modifié le texte d’incrimination en restreignant la définition des actes délictueux par le remplacement de la notion « d’intérêt quelconque » par celle, plus restrictive, « d’intérêt de nature à compromettre [l’] impartialité, [l’] indépendance ou [l’] objectivité » de l’auteur.

 

Ensuite, la loi 3DS du 21 février 2022[3] a prévu une série d’exemptions pour lesquelles l’application du délit est, en principe, écartée[4].

 

Très récemment, la Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer sur l’application dans le temps de la première de ces réformes, en vertu du principe traditionnel d’application immédiate de la loi pénale plus douce[5] consacré par l’article 122-1 3ème alinéa du code pénal.

 

Dans l’affaire ayant donné lieu à la décision rapportée, la Directrice Générale des Services d’une commune avait été prévenue d’avoir, pour le compte d’une société dont elle était co-gérante, signé l’acte d’achat d’un lot immobilier inclus dans une zone artisanale instaurée par sa commune et permettant à des artisans d’acquérir des terrains à des prix très inférieurs au marché. Son mari et la gérante d’une société ayant acquis in fine le lot en cause étaient prévenus des chefs de complicité et recel du délit.

Ils ont été condamnés en première instance et en appel et se sont pourvus[6] en Cassation contre la dernière de ces décisions.

 

Dans son arrêt, la Chambre criminelle a, d’une part, rappelé le très large champ d’application du délit au regard de la notion de surveillance de l’affaire (1) mais surtout, d’autre part, a eu l’occasion de se prononcer sur l’application dans le temps de la nouvelle définition de l’intérêt prohibé par la loi de 2021 (2).

 

 

 

 

1/ Sur la surveillance de l’affaire

 

L’article 432-12 réprime la prise d’intérêts irréguliers dans une entreprise ou dans une opération dont l’agent a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement.

 

La notion de surveillance est très largement entendue par la jurisprudence[7].

 

En l’espèce, la Cour de cassation a retenu que :

 

« 16. Pour déclarer les prévenues respectivement coupables des chefs susvisés, l'arrêt attaqué énonce, notamment, qu'en sa qualité de directrice générale des services, Mme [S] avait autorité sur l'ensemble des services de la commune et que son activité consistait, en particulier, à préparer et à exécuter les décisions du conseil municipal aux séances duquel elle assistait ainsi qu'à assurer une surveillance générale des affaires de la collectivité.


17. Les juges retiennent que Mme [S] avait en charge le contrôle de l'opération portant sur la zone artisanale conduite par la commune dans le cadre de ses fonctions de directrice générale des services et qu'en signant un acte d'achat d'un lot attribué au cours de cette opération pour le compte de la société dont elle était la gérante, Mme [S] s'est bien rendue auteur du délit de prise illégale d'intérêts. »

 

La décision n’est guère surprenante sur ce point.

 

En effet, une Directrice Générale des Services, eu égard à ses attributions statutaires [8], peut être considérée comme exerçant, de par ses fonctions, une mission générale de contrôle des services communaux et la position traditionnelle de la jurisprudence posant que les exécutifs locaux ont, en cette qualité, l’administration et la surveillance de l’ensemble des affaires de la collectivité ou de l’établissement qu’ils représentent[9], semble raisonnablement pouvoir lui être transposée[10].

 

C’est ce que fait la Cour de cassation en l’espèce[11], en relevant que la Directrice, dans le cadre de ses fonctions, assurait « une surveillance générale des affaires de la collectivité » ainsi que, plus particulièrement « le contrôle de l'opération portant sur la zone artisanale conduite par la commune » et qu’à ce titre elle préparait les décisions afférentes du conseil municipal.

 

 

 

2/ Sur la détermination de l’intérêt irrégulier et l’application de la loi pénale plus douce

 

Aux termes de l’article 112-1 3ème alinéa du code pénal :

« (…) les dispositions nouvelles s'appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur et n'ayant pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée lorsqu'elles sont moins sévères que les dispositions anciennes. »

 

En matière de prise illégale d’intérêts, il ne fait pas de doute que la rédaction du texte d’incrimination résultant de la loi du 22 décembre 2021 est plus douce que l’antérieure, en ce qu’elle substitue à la notion très large « d’intérêt quelconque », celle, plus restreinte, « d’intérêt de nature à compromettre [l’] impartialité, [l’] indépendance ou [l’] objectivité ».

 

Ainsi, en l’espèce, les auteurs du pourvoi avaient reproché aux Juges d’appel de ne pas avoir fait application de la loi pénale plus douce, leur arrêt n’ayant « pas été rendu en application des dispositions nouvelles moins sévères de l'article 432-12 du code pénal qui, dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021, subordonne la qualification de prise illégale d'intérêts à la prise par l'agent d'un intérêt « de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité » et non plus à un « intérêt quelconque ».[12]

Plus particulièrement, il était soutenu que[13] :

« (…) les dispositions pénales nouvelles s'appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur et n'ayant pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée lorsqu'elles sont moins sévères que les dispositions anciennes ; qu'en l'espèce, pour déclarer Mme [S] coupable des faits de prise illégale d'intérêts par un chargé de mission de service public dans une affaire qu'il administre ou qu'il surveille, commis du 1er septembre 2015 au 29 septembre 2017 à [Localité 2], la cour d'appel a retenu que cette dernière, alors qu'elle était la Directrice des Services Généraux de la commune, était également la co-gérante avec son concubin M. [X] [F] de la SCI [3], qui s'était vu attribuer le lot n° 4 de l'extension de la [Adresse 4], ce dont elle a déduit, faisant application de l'article 432-12 du code pénal, dans sa version issue de la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, que « l'absence d'intérêt financier de la prévenue, ou de préjudice pour la commune ou des personnes privées, est indifférente à la constitution du délit, dans la mesure où le texte d'incrimination est extrêmement large et vise un intérêt quelconque qui peut être direct ou indirect » ; que l'article 432-12 du code pénal, tel que modifié par l'article 15 de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021, dispose désormais qu'est constitutif d'une prise illégale d'intérêts le fait « par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement » ; qu'en application de cette nouvelle disposition, plus favorable à la prévenue dès lors qu'elle subordonne la qualification de prise illégale d'intérêt à la prise d'un intérêt « de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité », Mme [S] ne pouvait être déclarée coupable de ce délit qu'à la condition que soit caractérisée la prise d'un intérêt « de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement », non comme l'a retenu la cour d'appel d'un « intérêt quelconque ».

 

 

La Cour de cassation a rejeté les pourvois au motif suivant :

« 16. Pour déclarer les prévenues respectivement coupables des chefs susvisés, l'arrêt attaqué énonce, notamment, qu'en sa qualité de directrice générale des services, Mme [S] avait autorité sur l'ensemble des services de la commune et que son activité consistait, en particulier, à préparer et à exécuter les décisions du conseil municipal aux séances duquel elle assistait ainsi qu'à assurer une surveillance générale des affaires de la collectivité.


17. Les juges retiennent que Mme [S] avait en charge le contrôle de l'opération portant sur la zone artisanale conduite par la commune dans le cadre de ses fonctions de directrice générale des services et qu'en signant un acte d'achat d'un lot attribué au cours de cette opération pour le compte de la société dont elle était la gérante, Mme [S] s'est bien rendue auteur du délit de prise illégale d'intérêts.


18. En l'état de ces énonciations qui caractérisent le délit de prise illégale d'intérêts au regard du texte alors applicable, l'annulation n'est pas encourue.


19. En effet, les prévisions de l'article 432-12 du code pénal dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 aux termes de laquelle l'intérêt doit être de nature à compromettre l'impartialité, l'indépendance ou l'objectivité de l'auteur du délit sont équivalentes à celles résultant de sa rédaction antérieure par laquelle le législateur, en incriminant le fait, par une personne exerçant une fonction publique, de se placer dans une situation où son intérêt entre en conflit avec l'intérêt public dont elle a la charge, a entendu garantir, dans l'intérêt général, l'exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions publiques (Crim., 19 mars 2014, QPC n° 14-90.001 ; Crim., 20 décembre 2017, QPC n° 17-81.975). »

 

La Chambre criminelle considère ainsi que la nouvelle définition de l’intérêt prohibé[14] n’est pas différente[15] de l’ancienne[16], toutes deux sanctionnant, nonobstant les différences de rédaction, les situations de conflit entre les intérêts de l’auteur et l’intérêt public dont il est investi au titre de ses fonctions.

En d’autres termes, selon la Cour, l’esprit général de l’incrimination, à savoir sanctionner les conflits d’intérêts, demeure quelles que soient les évolutions de la définition légale, les Juges du fond ayant seulement à établir l’existence d’un tel conflit pour valablement caractériser l’élément de l’infraction relatif à l’intérêt.

A l’appui de son analyse sur la permanence de la notion d’intérêt délictueux et de l’intention du législateur en la matière, la Chambre criminelle renvoie à deux arrêts rendus par elle en matière de question prioritaire de constitutionnalité (QPC), par lesquels elle a jugée non sérieuse la question relative à l’atteinte aux principes de nécessité et de proportionnalité des peines, ainsi que de légitimité de l’incrimination[17], en ces termes :

«  (…) attendu que la question posée ne présente pas un caractère sérieux, dès lors que le législateur, en incriminant le fait, par une personne exerçant une fonction publique, de se placer dans une situation où son intérêt entre en conflit avec l'intérêt public dont elle a la charge, a entendu garantir, dans l'intérêt général, l'exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions publiques, de sorte que l'article critiqué ne porte atteinte à aucun des principes constitutionnels invoqués ; »

 

Si l’arrêt du 5 avril 2023 décevra les espoirs, selon nous illusoires, qui avaient pu être placés dans la réforme du délit de prise illégale d’intérêts effectuée par la loi du 22 décembre 2021, la solution qu’il dégage ne nous semble pas surprenante.

En effet, ainsi que nous l’avions signalé à l’époque[18], la loi de 2021 avait un effet essentiellement cosmétique, dans la mesure où il n’était pas inenvisageable que la jurisprudence applique le nouvel article 432-12 en considérant, de la même manière qu’auparavant, que l’interférence entre l’intérêt public que représente l’agent dans le cadre de ses fonctions et un autre intérêt, personnel ou autre, induit nécessairement que ce dernier a été de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité.

 

 

En conclusion, il apparaît que la modification de la détermination de l’intérêt délictueux de l’article 432-12 par la loi du 22 décembre 2021 n’a[19] pas eu pour effet de remettre en cause le fondement et l’esprit mêmes du délit de prise illégale d’intérêts, qui consistent à sanctuariser l’intérêt public en le protégeant de toutes interférences avec d’autres intérêts de la part de ceux qui, au titre de leurs fonctions, en sont en charge.

 

La Cour de cassation rappelle ainsi nettement le caractère essentiel de la prohibition de ces conflits d’intérêts[20].

Sa ferme position de principe à cet égard nous semble moins critiquable depuis que la loi 3DS du 21 février 2022 a sécurisé, pour les élus locaux, les situations pratiques que fragilisait inutilement la rigueur excessive de sa jurisprudence.

Elle illustre surtout qu’une simple retouche législative n’est pas toujours efficiente pour remettre en cause une jurisprudence bien établie, surtout quand le Juge entend en maintenir l’esprit.

Elle rappelle également que les agents publics doivent scrupuleusement veiller au respect de leurs obligations déontologiques consistant à identifier leurs éventuels conflits d’intérêts et se déporter de la gestion des affaires auxquelles ils seraient intéressés[21].

Le respect dû aux institutions publiques et à leurs acteurs est à ce prix d’équilibre entre sévérité des principes sans excès dans leur application.

 

Stéphane PENAUD

Avocat associé

 


[1] Cass. crim. 5 avril 2023, pourvoi n° 21-87.217, publié au Bulletin.
[2] Loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 (art. 15).
[3] Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (art. 217-1°).
[4] Le nouveau texte, codifié à l’article L. 1111-6 du CGCT, pose une présomption simple d’absence d’intérêt délictueux à l’affaire au sens de l’article 432-12 du code pénal, au bénéfice des représentants des collectivités territoriales ou de leurs groupements au sein de certains organismes extérieurs.
[5] Cass. crim. 1er octobre 1813, S., 14, I, p. 16.
[6] A l’exception du mari, décédé.
[7] L’étendant notamment à de simples pouvoirs de préparation ou de proposition de décisions prises par d’autres (Cass. crim. 7 octobre 1976, n° 75-92.286) ou d’avis en vue de la prise de telles décisions (19 novembre 2003, n° 02-87. 336).
[8] Définies par l’article 2 du décret n° 87-1101 du 30 décembre 1987, aux termes duquel le Directeur Général des Services est chargé de « diriger, sous l’autorité du maire, l’ensemble des services de la commune et d’en coordonner l’organisation ».
[9] Pour le maire, v. Cass. crim. 5 juin 1890, Bull. crim. N° 117 ; 13 décembre 1969, Bull. crim. N° 80 ; 23 février 2011, n° 10-82.880.
[10] A notre connaissance aucune décision n’avait jusqu’à présent été rendue sur cette question.
[11] En énonçant que les appréciations et constatations des Juges d’appel à cet égard « caractérisent le délit ».
[12] Point 14 de l’arrêt.
[13] Point 13 de l’arrêt.
[14] Qui vise un intérêt de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité de l’auteur.
[15] L’arrêt dispose que les dispositions relatives à cette définition sont « équivalentes » dans les deux rédactions successives.
[16] Qui visait un intérêt quelconque.
[17] Consacrés par les articles 8 et 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
[18] Stéphane Penaud Prise illégale d’intérêt : dernier acte de la réforme avec la loi « 3DS », AJ Pénal, juin 2022, p. 305 s.
[19] Heureusement ?
[20] Qui existait déjà en droit romain, reprise en droit ancien et inscrite dans le premier code pénal.
[21] Obligations actuellement inscrites aux articles L. 121-4, L. 121-5 et L. 122-1 du code général de la fonction publique.