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L’enquête interne dans la fonction publique : un outil indispensable au service d’une légalité fragile

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L’enquête interne dans la fonction publique : un outil indispensable au service d’une légalité fragile
Depuis une dizaine d’années, la montée en puissance des dispositifs de compliance et l’instauration de canaux d’alerte dans la fonction publique ont profondément modifié la manière dont les administrations traitent les risques.

Depuis une dizaine d’années, la montée en puissance des dispositifs de compliance et l’instauration de canaux d’alerte dans la fonction publique ont profondément modifié la manière dont les administrations traitent les risques liés à la santé, à la sécurité ou encore à la probité de leurs agents. Dans ce contexte, l’enquête interne s’est imposée comme un passage obligé : avant de sanctionner, de réorganiser un service ou de saisir la justice, l’employeur public doit d’abord vérifier la réalité des faits qui lui sont rapportés, en mesurer l’ampleur et identifier les responsabilités éventuelles (AFA/PNF, guide mars 2023 ; Défenseur des droits, décision 5 février 2025 ; CNB). Si son cadre d’ouverture – cf art du CGFP et L. 2019 cités en dessous au 1.) son régime repose actuellement sur de seuls guides de bonnes pratiques. Une telle absence de base normative nourrit une insécurité juridique, qu’une maîtrise des principes fondamentaux doit permettre de maîtriser limite.

Delphine KRUST, avocate au Barreau de Paris, SCP KRUST - PENAUD

1. Définition et finalités de l’enquête interne
L’enquête interne peut être définie comme une démarche d’investigation, menée à l’initiative d’une entité (publique en l’espèce), aux fins de comprendre un comportement, un évènement ou une pratique susceptibles de constituer une irrégularité. Elle se déploie dans des domaines variés : gestion des ressources humaines, notamment en cas de harcèlement moral ou sexuel (CGFP, art. L. 134-1 et s.), situations de discrimination (loi n° 2019-828 du 6 août 2019), finances ou encore déontologie (loi Sapin II, n° 2016-1691 du 9 décembre 2016).

Sa finalité n’est pas de sanctionner, mais d’établir la réalité des faits allégués, d’en identifier les auteurs, les causes et les conséquences, de protéger les agents et l’administration, de prévenir la récidive et de fournir à l’autorité les éléments nécessaires à toute décision ultérieure. Dans bien des cas, elle constitue aussi un moyen de défense face à d’éventuelles actions contentieuses (CE, 28 janvier 2021, INSEP, req. n° 435956).

2. Les déclencheurs et les canaux de saisine
L’ouverture d’une enquête interne répond toujours à un signal. Il peut s’agir d’une alerte déposée dans le cadre d’un dispositif de signalement (décret n° 2020-256 du 13 mars 2020 ; CGFP, art. L. 135-1 à L. 135-6), de la découverte de faits litigieux, d’un audit, d’un contrôle ou encore de l’intervention d’une autorité de poursuite. L’obligation peut également être contractuelle (directive (UE) 2019/1937 du 23 octobre 2019 sur la protection des lanceurs d’alerte ; loi n° 2022-401 du 21 mars 2022, dite loi « Wasserman »).

La voie interne – registre de signalement prévu par le décret du 19 avril 2017, référent désigné, boîte fonctionnelle dédiée – reste la plus fréquente. Mais la voie externe est parfois empruntée, notamment auprès du Défenseur des droits ou des autorités listées par la loi. Cette diversification s’accompagne d’une exigence renforcée de protection des lanceurs d’alerte : confidentialité, protection contre les représailles, présomption d’irresponsabilité civile et pénale (CGFP, art. L. 135-1 à L. 135-4).

L’autorité administrative dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour engager une enquête interne ou non (CE 15 mars 2004, req. n° 255392), la décision constituant une simple mesure d’ordre intérieur. Mais ces enquêtes peuvent s’avérer nécessaires pour établir des faits et assurer la sécurité des agents, de telle sorte que son absence pourrait constituer une faute de nature à engager sa responsabilité en cas de dommage.

3. Qui pour conduire l’enquête ?
Le choix de l’enquêteur est déterminant pour la crédibilité du processus. Trois options s’offrent aux employeurs publics : l’administration elle-même (inspection générale, DRH), un cabinet externe ou un avocat enquêteur (annexe XXIV au RIN).

Les cabinets externes présentent l’avantage d’un regard nouveau et non impliqué et peuvent associer différentes compétences (psychologues, experts en organisation du travail). Le Défenseur des droits recommande explicitement, dans ses décisions de 2020 et 2021, de confier les enquêtes en matière de harcèlement à un intervenant extérieur à la hiérarchie.

Si les administrations ont toujours conduit de enquêtes internes en réalité, comme Monsieur Jourdain, elles professionnalisent de plus en plus leurs équipes pour en maîtriser le processus, mettant même en place des « pool » d’enquêteurs internes pour répondre à leurs besoins croissants en la matière.

4. Les principes essentiels qui gouvernent l’enquête interne
Même dépourvue de cadre légal formel, l’enquête interne ne saurait se déployer sans respecter certains principes cardinaux.

L’impartialité s’impose d’abord (CE, sect., 29 avril 1949, Bordeaux, req. n° 82790, Rec. p. 188 ; codifié à l’art. L. 100-2 CRPA). La proportionnalité et la nécessité commandent ensuite de limiter les investigations aux seuls faits en cause, afin de ne pas porter d’atteinte excessive aux droits des agents (CEDH, 17 octobre 2019, Lopez Ribalda et autres c/ Espagne, n° 1874/13).

La compétence des enquêteurs, formés à ce processus, est également requise par les standards européens et nationaux (Accord-cadre européen sur le harcèlement moral et la violence au travail, 26 avril 2007 ; Défenseur des droits, décision n° 2020-095 du 20 avril 2020).

Le principe de loyauté irrigue à la fois les méthodes d’enquête et la collecte de la preuve : si la preuve est libre, en revanche sont prohibés les stratagèmes déloyaux, disproportionnés (CE, 16 juillet 2014, G., req. n° 355201 ; Cass. soc., ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648 et 21-11.333).

Enfin, la protection des secrets constitue une garantie incontournable (C. pén., art. 226-13 sur le secret professionnel ; C. pén., art. 434-7-2). Les recommandations européennes rappellent l’exigence de confidentialité stricte (Recommandation 92/131/CEE du 27 novembre 1991 ; Accord-cadre européen sur le harcèlement moral et la violence au travail, 26 avril 2007 ; Défenseur des droits, décision n° 2020-095 du 20 avril 2020).

Il faut toutefois souligner que les droits de la défense ne s’appliquent pas encore à ce stade. Ils n’interviennent que lors de la procédure disciplinaire elle-même si elle a lieu (CE, sect., 5 mai 1944, Dame Trompier-Gravier, req. n° 69751). Ainsi, il a été jugé que l’enquête n’a pas à être conduite de manière contradictoire (CE 11 juillet 2019, CCIP, req. n° 411964), les agents publics impliqués ne bénéficient ni du droit à l’assistance (CAA Bx 27 février 2024, req. n° 22BX00560), ni de l’information de l’accès à leur dossier, ni du droit au silence (CE sect . 19 décembre 2024, req. n° 490157).

5. Les suites de l’enquête
À l’issue des investigations, plusieurs scénarios peuvent se présenter. L’administration peut décider d’engager des poursuites disciplinaires. Le délai de prescription de trois ans (CGFP, art. L. 532-2) court à compter de la « connaissance effective » des faits, laquelle est souvent fixée par la jurisprudence à la date de remise du rapport d’enquête (Cass. crim., 19 juin 2019, n° 18-85.725, harcèlement moral).

Mais la réponse ne se limite pas à la sanction. Des mesures correctives peuvent être mises en œuvre, qu’il s’agisse d’une action de formation ciblée, d’une réorganisation du service ou d’une sensibilisation collective.

Enfin, lorsque les faits sont d’une gravité particulière, l’administration doit en informer l’autorité judiciaire (C. pr. pén., art. 40).

6. La communication du rapport : entre transparence et confidentialité
Le rapport d’enquête est une pièce essentielle mais sensible. Par principe, il constitue un document administratif communicable (CRPA, art. L. 311-2), mais certaines mentions doivent être occultées lorsqu’elles portent sur la vie privée, le secret médical ou le comportement d’un tiers identifiable (CRPA, art. L. 311-6).

La CADA a confirmé que l’agent mis en cause peut accéder au rapport, une fois achevé et dépourvu de caractère préparatoire, sous réserve des occultations nécessaires (Avis n° 20152782 du 30 juillet 2015 ; Avis n° 20216569 du 16 décembre 2021, Mairie de Neuilly-Plaisance).

Le Conseil d’État distingue les enquêtes systématiques, préventives, qui ne sont pas communicables, des enquêtes circonstancielles, déclenchées après un signalement, qui doivent l’être (CE, 28 janvier 2021, INSEP, req. n° 435956).

Enfin, l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 impose que l’agent poursuivi disciplinairement ait accès au rapport d’enquête et aux procès-verbaux d’audition utiles à sa défense (CE, 5 février 2020, M. B c/ Ministre des solidarités, req. n° 433130 ; CAA Bordeaux, 3 octobre 2024, ARS Nouvelle-Aquitaine, n° 22BX01815).

L’administration doit ainsi concilier deux impératifs contradictoires : garantir le droit de l’agent à se défendre, tout en protégeant les témoins, par l’anonymisation lorsque existe un risque avéré de préjudice (CE, sect., 22 décembre 2023, Min. Éduc. nat., req. n° 462455).

7. La valeur de l’enquête interne
L’enquête interne a pour finalité d’éclairer l’autorité compétente sur la matérialité des faits allégués, leur ampleur ainsi que les responsabilités susceptibles d’être engagées. Elle constitue ainsi un instrument d’investigation interne, dépourvu en lui-même de valeur juridique autonome.

En effet, l’enquête interne ne saurait être assimilée à une procédure juridictionnelle ni produire, à elle seule, des effets de droit. Elle n’a pas de valeur probatoire au sens strict, mais elle peut néanmoins fonder des décisions administratives, et en particulier des décisions disciplinaires.

Toutefois, la légalité de ces dernières peut être fragilisée si l’enquête interne a été conduite en méconnaissance des principes directeurs qui gouvernent toute procédure administrative : exigence d’impartialité, respect du contradictoire et objectivité des investigations. Ainsi, le Conseil d’État a rappelé que le rapport d’enquête interne ne peut valablement fonder une sanction disciplinaire s’il apparaît que son élaboration a été entachée d’un défaut d’impartialité, de nature à vicier l’appréciation portée par l’autorité disciplinaire (CE, 18 novembre 2022, n° 457565).

Il ne saurait donc être recommandé de fonder une décision disciplinaire exclusivement sur les conclusions d’une enquête interne. Il appartient à l’administration de corroborer ces éléments par d’autres circonstances de fait, établies par des pièces ou témoignages extérieurs à l’enquête, de manière à sécuriser juridiquement la décision et à en renforcer la solidité en cas de recours contentieux.

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